On a dit de Monsieur Chouchani que c’était un clochard. Un puant. Il se voulait paria.
On a pensé de Chouchani qu’il était diablement intelligent, hypermnésique, insomniaque, anorexique, qu’il eût parlé 70 langues.
On a rapporté que c’était un génie aux allures autistes, animal incompris, mi apeuré mi imposant, mi despotique mi vagabond, mi aristo, mi mendiant. Un sans-argent qui parcourait secrètement le monde, dormait chez l’habitant, troquait son savoir contre une miche de pain, une chambre de bonne.
Légendaire Chouchani dont on spécule encore sur le patronyme et les origines parce qu’il ne tenait à être découvert — profané — par la médiocrité ambiante, la terreur antisémite et la foule de jugements réducteurs qu’il a dû subir pour exister en servant les autres.
Notre érudit était une bête de foire. On a vu des gens de « bonne famille » répugnés par son odeur (rosée), médire de son hygiène (ascétique), se répandre en colportages à propos de sa marginalité et de son déficit en mondanité (un roi ne se mélange).
Des notables ont déclaré qu’il était méchant, hautain, colérique, un brin sadique, tandis qu’il traitait ses disciples comme des Hommes dont le potentiel était à pro-vocare.
Enseigner à des incapables, c’est dur. Enseigner à des ingrats, c’est suicidaire. Vouloir enseigner à des suffisants, c’est un crime.
Chouchan, sans pays, cent palais, sans identité fixe, sans domicile identifié, scandaleusement riche, les poches (à demi) vides, l’esprit saturé. Trésor du Siècle.
Parce que les prophètes et les mystiques traînent souvent des chaussures trouées, il faudrait rebaptiser Hillel Perlman « Le gueux universel » soit celui dont l’étant échappa mordicus aux soumissions de l’espace-temps.
Sage inouï dont la qualité d’être se refusait définitivement à tout étiquetage, aux complaisances et autres compromis, à l’hypocrisie et aux acceptables comédies, en somme à la putasserie et au self-confinement.
Paradoxe ambulant dont la grandeur, la fragilité intérieure et la noblesse maladive s’affirmait logiquement face aux langues aigries : communautés de vipères; jaloux; buffles; mais aussi soutiens loyaux, frères cachés, admirateurs discrets, nuées d’élèves aimants du ghetto et du monde…
Ah ! Chouch. Âme-sœur rêvée. Ce sont les individus de ton espèce, de ta volatile race que l’Éther envie : cette visible non-conformité sociale rendue possible par la seule étendue de tes connaissances; personnalité outrageuse douée d’une liberté de ton, de style; sainte bouche livresque arrachée au mauvais œil espéreux d’enfermer, d’assommer, d’enfoncer ton crâne dans le carton fongible du prêt-à-penser, au fond du tiroir timoré des faux-semblants, des sourires niais et des “gut shabbes” tâchés de tartre.
Chouchani semblait faire peur. Pourtant ses mains était méticuleusement propres. Chouchani serait un imposteur ! Feuj fuyant, handicapé sans loi affublé d’une orthopraxie douteuse voire inexistante.
Les anges ont-ils besoin de prier ? Hormis ruah ha-kodesh, d’autres voix s’entendent ?
Le soliloque des quatres coins de la terre écoute parler leur solitude.
Toi qui connaissait les Écritures grecques, hébraïques, persanes, araméennes, sanskrites ! Toi qui avait mémorisé les Upanishad. Comment le peuple aurait pu te saisir ? Personne ne te résiste. On saisit une cuisse de poulet, certes, ou le dindon de la farce, mais point le Colosse de Rhodes.