« C’est cette concentration d’odeurs humaines qui l’avait oppressé pendant dix-huit ans comme un orage qui menace, Jean-Baptiste Grenouille s’en rendait compte maintenant qu’il commençait à y échapper. Jusque-là, il avait toujours cru que c’était le monde en général qui le contraignait à se recroqueviller. Mais ce n’était pas cela, c’était les hommes. Avec le monde, apparemment, le monde déserté par les hommes, on pouvait y vivre.

Grenouille ne voulait plus aller nulle part, il ne voulait plus que fuir, loin de l’humanité. Il ne marcha que de nuit. Dans la journée il se tapissait dans les sous-bois, dormait sous des buissons, dans des fourrés, les endroits les plus inaccessibles qu’il pouvait trouver, roulé en boule telle une bête, enveloppé dans la couverture de cheval couleur terre qu’il se ramenait sur la tête, le nez coincé au creux de son bras et tourné vers le sol, afin que ses rêves ne soient pas troublés par la moindre odeur étrangère.

Il aurait pu se bercer de l’illusion rassurante qu’il était seul dans ce monde obscur ou baigné du clair de lune si sa boussole sensible ne lui avait pas prouvé le contraire. Même la nuit, il y avait des hommes dans les régions les plus reculées. Ils s’étaient simplement retranchés dans leurs trous de rats pour y dormir. La terre n’était pas débarrassée d’eux, car même dans leur sommeil ils la salissaient par leur émanations corporelles qui filtraient par les fenêtres et les fentes de leurs logis, envahissant l’air libre et empestant la nature.

Plus Grenouille s’habituait à un air pur, plus il était sensible au choc de telle odeur humaine qui soudain, au moment où il s’y attendait le moins, venait dans la nuit flotter à sa narine comme une puanteur de purin, trahissant la présence de quelque cabane de berger, ou d’une hutte de charbonnier ou d’un repair de brigands.

Alors il fuyait plus loin encore, réagissant de pire en pire à l’odeur toujours plus rare des hommes. Son nez le conduisit ainsi dans des contrées de plus en plus reculées, l’éloignant totalement des effluves humaines et le tirant vers le pôle magnétique de la plus grande solitude possible.

Il se sentait divinement bien, dans la montagne la plus solitaire de France, à cinquante mètres sous terre, c’était comme s’il gisait dans sa propre tombe. Jamais de sa vie, il ne s’était senti autant en sécurité. Même pas dans le ventre de sa mère, loin de là. Au-dehors, le monde pouvait flamber, ici il ne s’en apercevrait même pas. Il se mit à pleurer en silence. Il ne savait qui remercier de tant de bonheur.

On connaît des gens qui cherchent la solitude : pénitents, malheureux, saints ou prophètes. Ils se retirent de préférence dans les déserts où ils vivent de sauterelles et de miel sauvage. Certains aussi habitent des cavernes ou des hermitages, sur des îles loin de tout. Ou bien, de manière plus spectaculaire, se fourrent dans des cages perchées sur des mâts et suspendues dans les airs. Ils font cela pour être plus près de D.ieu. Ils se mortifient par la solitude : elle leur sert à faire pénitence. En agissant ainsi, ils sont persuadés de mener une vie hautement spirituelle. Ou bien ils attendent pendant des mois et des années que leur soit adressé, dans leur solitude consacrée, un message divin.

Rien de tout cela n’avait avoir avec Jean-Baptiste Grenouille. Il ne guettait nulle inspiration qui vînt d’en haut. C’était uniquement pour son propre plaisir personnel qu’il avait fait retraite, seulement pour être plus proche de lui-même — au sein de son giron, il baignait dans sa propre existence, que rien ne distrayait plus, et il trouvait cela magnifique. »

Patrick Süskind. Le Parfum, histoire d’un meurtrier, Paris, Fayard, 1985, p. 130, 132, 137, 138.

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