Yohan m’a dit au revoir, agacé par le marchandage. Mary tu te rends compte que tu discutes pour 2 euros ? Oui et alors. On est pas tous agent immobilier, excuse-moi, et c’est pas seulement une question d’argent mais de principe, je déteste qu’ils nous prennent pour leurs pigeons. Il se barre et me laisse avec le chauffeur qui déclarait timidement avoir peur du noir et du silence. On se met enfin d’accord pour 30 pesos. On démarre. Trajet de nuit sur sentiers forestiers. Ça roule une trentaine de minutes. Il s’arrête, il coupe le moteur.

Le chauffeur est jeune, mais ils ont toujours l’air vieux. Il ne se retourne pas, me scrute dans le rétro, je ne le vois pas bien.

– Regarde autour de toi. C’est l’obscurité et le silence. Tu vas payer 70 pesos.

Il attendait un coin paumé et désert.

– Pardon ? Tu peux répéter ?

Il est très calme et son culot ne colle pas avec sa voix tranquille. Il se retourne de trois quart.

– Silencio… el silencio…mira a tu alrededor.

Je dérape. Je parle français, espagnol, anglais. Il me faut de longues secondes pour être sûre de la situation. Ce fils de pute ne sait pas que je connais le village de San Roque et situe où nous sommes. Je bondis du véhicule. J’ai trois sacs — ce qui n’arrive jamais mais ça devait tomber sur cette nuit, dont un cabas contenant des aliments et du thé. Je l’incendie. Je cherche à traduire le mot « traître ». Je grince des dents. Il s’en va.

Je repère un large portail en métal noire à ma droite, à l’angle du sentier. Disculpa ? Buenas noches ? Des chiens hurlent. Je me met par terre, essaye de ranger mes affaires. Porter trois sacs c’est risqué, je dois au plus vite libérer mes mains.

Le chauffeur, évidemment, fait demi-tour. Je vais lui apprendre que s’il est prévisible, lui, moi je ne le suis pas.

Il me demande de monter. Il tient à terminer son travail, comme convenu me déposer à San Roque.

– Trop tard. Tu n’auras pas un pesos. Rien. Zéro. Nada. Never.

Il me supplie de remonter. Il joint les mains et prend une petite voix. Doctora Maria, per favor….Doctorita. Je le sens inquiet. Je ne sais pas à quoi il joue.

J’insulte. Je blasphème. Sur le Coran, sur la Thora, j’irai nulle part avec toi, tu n’auras pas un centime de mes mains, sur la vie de ma mère, je ne m’appelle pas Mariama si je cède. Il est encore plus statique. L’air abattu. Je suis en feu. Ses phares m’aveuglent, je me lève, je suis accroupie, je me relève, bastardo no hablar con me. Il est debout à 1 mètre. Je suis en difficulté, des trucs tombent au sol, la fermeture en zip du military bag lâche. Je garde un œil sur ses mains. Je m’attends à tout. J’évalue son poids de gros lard. Trop de skinny-fat dans ce pays.

Je lève la voix pour le faire reculer. Ça ne marche pas. Il se rapproche. Il n’a pas peur. Il se trouve que moi non plus. Je m’éloigne, les sacs entre les doigts et sur le dos, j’essaie avant tout de supprimer cette asymétrie humiliante (lui debout, moi accroupie, sac éventré. Lui serein, moi rouge). Je trouve enfin ma lampe-torche. J’hésite à sortir la ceinture, il n’a pas l’air méchant mais on ne sait jamais. Je n’ai pas les idées claires et je suis visiblement plus agressive que lui. La ceinture pourrait me servir à l’étrangler en cas de besoin. Je renonce à sortir le reste.

Il s’avance et se montre plus ferme.
– Tu vas me payer et ensuite je partirai.

– Fils de putain, cette fois je ne le répéterai pas : c’est toi ou moi ce soir, sur la tombe de ma grand-mère.

Un indigène sort de la nuit, flegmatique, il longe le sentier, fusil sur l’épaule. Il nous ignore. En même temps, je n’insiste pas, je serais bien incapable de lui expliquer ce qui vient de se passer, l’abus de confiance, le chantage.

Je crois qu’il va me falloir trois heures au moins, je me remets en marche, une poche externe déchirée, j’ai l’air d’un pantin de bascule.

Il me suit. Il commence à être menaçant. Il m’éblouit de ses phares. Je l’imagine me renverser. J’envoie une note vocale un peu amusée à ma petite sœur en Suisse; je feins d’être en conversation. Je n’ai plus de batterie.

Un nouveau moto-car survient, il déferle. Je lui barre la route. Un très jeune homme, une demoiselle, un bébé, une couverture. Je leur demande de bien vouloir me déposer à San Roque, je tâche de ne pas montrer que potentiellement je suis en danger. Le chauffeur escroc descend très lentement et s’appuie à l’avant du tuktuk. « Elle me doit 70 pesos. Elle refuse de payer. Molesta ».

Tu as dit quoi là ? Je te dois combien ? A combien on avait fixé la course ?

70 pesos qu’il dit.

Répète voir ? A combien ?

70 pesos. Il ose.

Je me mets une grosse gifle. Je lui demande de répéter à nouveau.

Je m’inflige une seconde grosse gifle.

Le voir persister dans le mensonge, yeux dans les yeux, et raconter ce qu’il veut aux autochtones me rend hystérique.

Je mourrai cette nuit s’il le faut mais la déloyauté n’aura pas gain de cause.

Je repars de pied ferme. Sans me retourner. Je n’ai peur de rien ni de personne. Et surtout pas de la Selva. Je marche telle une flèche, torche au front — brindille luminescente — un mélange coupable d’insultes et de sermons, des gros mots et des serments. L’immensité verte qui m’entoure.

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Cabinet Auteuil – Expertise & Conseil
6 rue Mirabeau, 75016 Paris

Honoraires libres

Séance : entre 50 et 90 €
Secteur hors convention

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