« Lorsque je suis allé à la fenêtre de la chambre de l’Hôtel des Bois où j’attendais Tatiana Karl, le mardi, à l’heure dite, c’était la fin du jour, et que j’ai cru voir à mi-distance entre le pied de la colline et l’hôtel une forme grise, une femme, dont la blondeur cendrée à travers les tiges du seigle ne pouvait pas me tromper, j’ai éprouvé, cependant que je m’attendais à tout, une émotion très violente dont je n’ai pas su tout de suite la vraie nature, entre le doute et l’épouvante, l’horreur et la joie, la tentation de crier gare, de secourir, de repousser pour toujours ou de me prendre pour toujours, pour toute Lol V. Stein, d’amour. j’ai étouffé un cri, j’ai souhaité l’aide de Dieu, je suis sorti en courant, je suis revenu sur mes pas, j’ai tourné en rond dans la chambre, trop seul à aimer ou à ne plus aimer, souffrant, souffrant de l’insuffisance déplorable de mon être à connaître cet événement. Puis l’émotion s’est apaisée un peu, elle s’est ramassée sur elle-même, j’ai pu la contenir. Ce moment a coïncidé avec celui où j’ai découvert qu’elle aussi devait me voir.
Je mens. Je n’ai pas bougé de la fenêtre, confirmé jusqu’aux larmes »
Marguerite Duras. Le ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, p. 120, 121.