« Nous avons dormi jusqu’à huit heure du matin. Nous trouvons la table mise à notre lever. Les deux dames nous disent très naturellement que Master Bowen est parti à Port of Spain et ne reviendra que l’après-midi avec les renseignements nécessaires pour agir en notre faveur. Cet homme qui abandonne sa maison avec trois forçats évadés dedans nous donne une leçon sans égale, voulant dire : Vous êtes des êtres normaux; jugez si j’ai confiance en vous pour que, douze heures après vous avoir connus, je vous laisse seuls dans ma maison auprès de ma femme et de ma fille. Cette façon muette de nous dire : J’ai vu, après avoir conversé avec vous trois, des êtres parfaitement dignes de confiance au point que ne doutant pas que vous ne pourrez ni en fait, ni en geste, ni en parole vous comporter mal chez moi, je vous laisse dans mon foyer comme si vous étiez de vieux amis — cette manifestation nous a beaucoup émotionnés.
Je ne suis pas un intellectuel qui peut vous peindre, lecteur — si un jour ce livre a des lecteurs — avec l’intensité nécessaire, avec assez de puissante verve, le sentiment, la formidable impression de respect de nous-mêmes, d’une réhabilitation sinon d’une nouvelle vie. Ce baptême imaginaire, ce bain de pureté, cette élévation de mon être au-dessus de la fange où j’étais embourbé, cette façon de me mettre en face d’une responsabilité réelle du jour au lendemain viennent de faire d’une façon si simple un autre homme de moi que ce complexe de forçat qui même libre entend ses chaînes et croit à chaque instant que quelqu’un le surveille, que tout ce que j’ai vu, passé et supporté, tout ce que j’ai subi, tout ce qui m’entraînait à devenir un taré, pourri, dangereux à chaque instant, passivement obéissant en surface et terriblement meurtrier dans sa révolte, tout cela, comme par enchantement, a disparu.
(…)
Depuis mon arrivée à cette case où nous sommes plus de cents, tous du milieu, je me suis aperçu avec honte que la chose la plus belle, la plus méritante, la seule vraie : la cavale, n’est pas respectée. Or tout homme qui a prouvé qu’il est homme d’évasion, qu’il en a assez dans le ventre pour risquer sa vie à travers une cavale, doit être respecté par tous. Qui dit le contraire ? (Silence) Dans vos lois, il en manque une, primordiale : obligation à tout le monde de non seulement respecter mais aussi d’aider, de soutenir, les hommes de cavale. Personne n’est contraint de partir et j’admets que presque tous vous décidiez de faire votre vie ici. Mais si vous n’avez pas le courage d’essayer de revivre, ayez au moins le profond respect que méritent les hommes de cavale. Et celui qui oubliera cette loi d’homme, qu’il s’attende à de graves conséquences. »
Henri Charrière. Papillon, Paris, Laffont, 1969, p. 116; 328.