« Le Siècle des Enfants, comme on peut s’en souvenir, devait émanciper l’enfant et le libérer des normes tirées du monde des adultes. Mais comment a-t-on pu négliger, ou simplement ne pas reconnaître les conditions de vie élémentaires nécessaires à sa croissance et à son développement ?
Normalement, c’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l’école n’est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel; c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde.
C’est l’État, c’est-à-dire ce qui est public, et non la famille, qui impose la scolarité, et ainsi, aux yeux de l’enfant, l’école représente le monde — bien qu’il ne le soit pas vraiment.
À cette étape de l’éducation, les adultes sont une fois de plus responsables de l’enfant, mais leur responsabilité n’est plus tant de veiller à ce qu’il grandisse dans de bonnes conditions, que d’assurer ce qu’en général on appelle le libre épanouissement de ses qualités et de ses dons caractéristiques.
Dans la mesure où l’enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l’y introduire petit à petit; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s’insérant dans le monde tel qu’il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si secrètement ou ouvertement ils le souhaitent différent de ce qu’il est.
Cette responsabilité n’est pas imposée arbitrairement aux éducateurs; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par leur parent dans un monde en perpétuel changement.
Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à l’éducation ».
Hannah Arendt. La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 240, 242, 243.