« Quand je me mets à réfléchir sur Abraham, je suis comme anéanti. À chaque instant mes yeux tombent sur le paradoxe inouï qui est la substance de sa vie ; à chaque instant je suis rejeté en arrière et malgré son acharnement passionné, ma pensée ne peut pénétrer ce paradoxe de l’épaisseur d’un cheveu. Je tends tous mes muscles pour découvrir une échappée : au même instant, je suis paralysé.

J’entre dans la pensée du héros, mais non dans celle d’Abraham : parvenu au sommet, je retombe, car ce qui m’est offert est un paradoxe. Il n’en résulte nullement que la foi soit à mes yeux chose médiocre, mais, au contraire, qu’elle est la plus sublime et il est indigne de la philosophie d’y substituer autre chose et de la tourner en dérision.

La philosophie ne peut ni ne doit donner la foi ; elle a pour tâche de se comprendre elle-même, de savoir ce qu’elle offre ; elle ne doit rien enlever et surtout ne doit pas escamoter une chose comme si elle n’était rien.

Je ne suis pas sans connaître les vicissitudes et les dangers de la vie ; je ne les crains pas et les affronte hardiment. Je ne suis pas sans expérience des choses terribles ; ma mémoire est une fidèle épouse, et mon imagination est, ce que je ne suis pas, une courageuse petite fille toute la journée bien sage à son travail, dont elle sait le soir si gentiment m’entretenir qu’il m’y faut jeter les yeux, bien que ses tableaux ne représentent pas toujours des paysages, des fleurs ou des idylles champêtres.

J’ai vu de mes yeux des choses terribles, et je n’ai pas reculé d’effroi ; mais je sais fort bien que si je les ai affrontées sans peur, mon courage n’est pas celui de la foi et n’y ressemble en rien. Je ne peux faire le mouvement de la foi, je ne peux fermer les yeux et me jeter tête baissée, plein de confiance, dans l’absurde ; la chose m’est impossible, mais je ne m’en fais pas gloire.

J’ai la certitude que Dieu est amour ; cette pensée a pour moi une valeur lyrique fondamentale. Présente, je suis indiciblement heureux; absente, je soupire après elle plus vivement que l’amant après l’objet de son amour ; mais je n’ai pas la foi ; je n’ai pas ce courage.

L’amour de Dieu est pour moi, à la fois en raison directe et inverse, incommensurable à toute la réalité. Je n’ai pas pour cela la lâcheté de me répandre en lamentations, mais pas davantage la perfidie de nier que la foi soit quelque chose de bien plus élevé. Je peux très bien m’accommoder de vivre à ma façon, joyeux et content, mais ma joie n’est pas celle de la foi et, en comparaison, elle est malheureuse. Je n’importune pas Dieu de mes petits soucis, le détail ne me préoccupe pas, j’ai les yeux fixés uniquement sur mon amour dont je garde pure et claire la flamme virginale ; la foi a l’assurance que Dieu prend soin des moindres choses. Je suis content d’être en cette vie marié de la main gauche ; la foi est bien assez humble pour solliciter la droite ; car, qu’elle le fasse dans l’humilité, je ne le nie pas et ne le nierai jamais.

Est-ce que vraiment chacun de mes contemporains est capable de faire les mouvements de la foi ? À moins de m’être grandement abusé sur leur compte, ils sont plutôt portés à s’enorgueillir d’accomplir ce dont assurément ils ne me croient pas même capable : l’imparfait. Il est contraire à mon âme de suivre l’usage si fréquent de parler sans humanité des grandes choses, comme si quelques milliers d’années constituaient une si énorme distance ; c’est de ces choses que je parle de préférence en homme, comme si elles étaient arrivées hier, et leur distance est, pour moi, uniquement leur grandeur, où l’on trouve, ou bien son élévation, ou bien son jugement. Si donc, comme héros tragique (car je ne peux m’élever plus haut), j’avais été invité à entreprendre un voyage royal aussi extraordinaire que celui de Morija, je sais bien ce que j’aurais fait. Je n’aurais pas eu la lâcheté de rester au coin du feu ; je ne me serais pas amusé en route, je n’aurais pas oublié le couteau pour me ménager un petit délai ; je suis à peu près sûr que j’aurais été prêt à l’heure et que tout aurait été en ordre ; peut-être même serais-je arrivé en avance, pour en avoir plus tôt fini. Mais je sais encore ce que j’aurais fait de plus. Au moment de monter à cheval, je me serais dit : maintenant, tout est perdu ; Dieu demande Isaac, je le sacrifie, et avec lui toute ma joie ; pourtant, Dieu est amour et continue de l’être pour moi ; car dans la temporalité, Lui et moi nous ne pouvons causer, nous n’avons pas de langue commune.

D’abord, le chevalier doit avoir la force de concentrer toute la substance de la vie et toute la signification de la réalité dans un seul désir. À défaut de cette concentration, l’âme se trouve, dès le début, dispersée dans le multiple ; l’on n’en viendra jamais à faire le mouvement ; on se conduira dans la vie avec la prudence des capitalistes qui placent leur fortune en diverses valeurs de bourse pour se rattraper sur l’une quand ils perdent sur l’autre ; bref, on n’est pas un chevalier. Ensuite, le chevalier doit avoir la force de concentrer le résultat de tout son travail de pensée en un seul acte de conscience. À défaut de cette concentration, son âme se trouve, dès le début, dispersée dans la multiplicité ; il n’aura jamais le temps de faire le mouvement, il courra sans cesse aux affaires de la vie, sans jamais entrer dans l’éternité.

Le chevalier fait donc le mouvement, mais lequel ? Oubliera- t-il le tout ; car là aussi, il y a bien une espèce de concentration ? Non ! car le chevalier ne se contredit pas, et il y a contradiction à oublier la substance de toute sa vie en restant le même. Il ne ressent aucune impulsion à devenir un autre homme, et il ne voit nullement en cette transformation la grandeur humaine. Seules les natures inférieures s’oublient et deviennent quelque chose de nouveau. Ainsi, le papillon a complètement oublié qu’il a été chenille ; peut-être oubliera-t-il encore qu’il a été papillon, et si complètement qu’il pourra devenir poisson. Les natures profondes ne perdent jamais le souvenir d’elles-mêmes et ne deviennent jamais autre chose que ce qu’elles ont été. Le chevalier se souviendra donc de tout ; mais ce ressouvenir est précisément sa douleur ; cependant, dans sa résignation infinie, il se trouve réconcilié avec la vie ».

Søren Kierkegaard. Crainte et Tremblement, [traduit du danois par Thisseau] Copenhague,  Éditions Aubier, 1843, p. 27, 28, 37.

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