« Les sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient dans ce pâle visage fortement sillonné de ride, sur ce front plissé comme celui d’un vieux roi plein de soucis, mais surtout dans ces yeux étincelants dont le feu semblait également accru par la chasteté que donne la tyrannie des idées et par le foyer intérieur d’une vaste intelligence.
Les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites paraissaient avoir été cernés uniquement par les veilles et par les terribles réactions d’un espoir toujours déçu, toujours renaissant. Le jaloux fanatisme qu’inspirent l’art ou la science se trahissait encore chez cet homme par une singulière et constante distraction dont témoignaient sa mise et son maintien, en accord avec la magnifique monstruosité de sa physionomie. Ses larges mains poilues étaient sales, ses longs ongles avaient à leurs extrémités des lignes noires très foncées. Ses souliers ou n’étaient pas nettoyés ou manquaient de cordons. De toute sa maison, le maître seul pouvait se donner l’étrange licence d’être si malpropre.
Son pantalon de drap noir plein de taches, son gilet déboutonné, sa cravate mise de travers, et son habit verdâtre toujours décousu complétaient un fantasque ensemble de petites et de grandes choses qui, chez tout autre, eût décelé la misère qu’engendrent les vices ; mais qui chez Balthazar von Claës, était le négligé du génie.
Trop souvent le vice et le génie produisent des effets semblables, auxquels se trompe le vulgaire. Le génie n’est-il pas un constant excès qui dévore le temps, l’argent, l’énergie, le corps, et qui mène à l’hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises ? Les hommes paraissent même avoir plus de respect pour les vices que pour le Génie, car ils refusent de lui faire crédit. Il semble que les bénéfices des travaux secrets du savant soient tellement éloignés que l’État social craigne de compter avec lui de son vivant, il préfère s’acquitter en ne lui pardonnant pas sa misère ou ses malheurs.
Malgré son continuel oubli du présent, si Balthazar quittait ses mystérieuses contemplations, si quelque intention douce et sociable ranimait ce visage penseur, si ces yeux perdaient leur éclat rigide pour peindre un sentiment, s’il regardait autour de lui en revenant à la vie réelle et médiocre, il était difficile de ne pas rendre hommage à la beauté séduisante de ce visage, à l’esprit gracieux qui s’y peignait.
Aussi, chacun en le voyant alors, regrettait-il que cet homme n’appartînt plus au monde, en disant : ‘‘Il a dû être bien beau dans sa jeunesse.’’ Erreur vulgaire ! Jamais Monsieur n’avait été plus poétique qu’il ne l’était en ce moment. »
Honoré de Balzac. À la recherche de l’Absolu, Paris, Flammarion, 1993, p. 73.